Covid-19 et délais dommages-ouvrage (RDI)

RDI Dalloz Couverture

L’état d’urgence causé par l’épidémie de Covid-19 aura soulevé bien des questions juridiques inattendues et délicates, mais celle qui concerne la prorogation de délais dont peut se prévaloir l’assureur dommages-ouvrage dans la gestion des sinistres durant cette période troublée mérite une mention spéciale.

S’y trouvent en effet mêlées, comme on va le constater, des considérations très concrètes liées au calcul précis des délais, qui pourraient presque apparaître insignifiantes, mais auxquelles s’attachent des conséquences pratiques, et une interrogation quasiment existentielle sur la nature des obligations à la charge de l’assureur : faut-il en rechercher l’origine dans la loi ou dans le contrat ?

Rappelons que la procédure d’indemnisation des sinistres déclarés en dommages-ouvrage, assurance de préfinancement, est encadrée avec minutie par des dispositions d’ordre public contenues dans la loi (article L.242-1 du code des assurances) et dans les clauses-types réglementaires (annexe II à l’article A. 243-3) (1). Plusieurs délais, assortis de sanctions en cas de non-respect, sont fixés par les textes. Nous nous intéresserons ici aux deux principaux : le délai de 60 jours à compter de la réception de la déclaration de sinistre réputée constituée, durant lequel l’assureur doit notifier à l’assuré sa décision quant au principe de la mise en jeu des garanties prévues au contrat (art L. 242-1, al 3, ci-après J+60) et celui de 90 jours, à compter du même point de départ, durant lequel, s’il accepte la mise en jeu des garanties, l’assureur doit présenter une offre d’indemnité (art L.242-1 al 4, ci-après J+90). Chacune de ces obligations supposant que soit préalablement réalisée une expertise dont le rapport doit être communiqué à l’assuré, on comprend aisément que les mesures de confinement décidées dans le cadre de l’état d’urgence aient nécessité une adaptation des délais légaux.

A cet égard, plusieurs textes se sont succédés. En application de la loi sur l’état d’urgence sanitaire (2), a été adoptée le 25 mars une ordonnance « relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire et à l’adaptation des procédures pendant cette même période »(3). On notera avec un sourire que les rédacteurs, confrontés, il est vrai, à une situation inédite, à une tâche immense et à des délais très brefs, sont allés chercher leur inspiration dans une loi relative…aux évènements de mai 68(4) ! Des aménagements et compléments ont été apportés par l’ordonnance rectificative du 15 avril 2020 (5)et l’ordonnance du 13 mai 2020(6) est venue préciser la date de fin de la période juridiquement protégée, à savoir, en l’état des textes, le 23 juin à minuit(7).

Deux dispositions de l’ordonnance du 25 mars modifiée sont susceptibles de nous intéresser pour définir la prorogation des délais dont peut se prévaloir l’assureur de dommages.

L’article 2 s’applique en effet aux notifications prescrites par la loi ou par le règlement à peine de déchéance d’un droit, tandis que l’article 4 vise les clauses contractuelles qui sanctionnent l’inexécution d’une obligation dans un délai déterminé.

Il existe aujourd’hui un débat et une incertitude quant aux rôles respectifs que doivent jouer ces deux articles. Compte tenu de la complexité de la question posée et pour essayer d’en clarifier les grandes lignes, nous procéderons à deux approches complémentaires, en précisant d’abord le calcul des délais dans chaque cas, avant de nous interroger sur les domaines d’application des articles 2 et 4 compte tenu de la rédaction des textes. Autrement dit, les chiffres et les lettres !

 

Comment calculer les prorogations de délais dans le cadre de l’état d’urgence ?

En vertu de l’article 2 de l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020 modifiée, « tout acte, recours, action en justice, formalité, inscription, déclaration, notification ou publication prescrit par la loi ou le règlement à peine de nullité, sanction, caducité, forclusion, prescription, inopposabilité, irrecevabilité, péremption, désistement d’office, application d’un régime particulier, non avenu ou déchéance d’un droit quelconque et qui aurait dû être accompli pendant la période mentionnée à l’article 1er sera réputé avoir été fait à temps s’il a été effectué dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de cette période, le délai légalement imparti pour agir, dans la limite de deux mois ».

La période visée est la période dite juridiquement protégée, c’est-à-dire celle qui s’est écoulée entre le 12 mars et le 23 juin 2020 inclus.

A priori et sous réserve du débat qui sera évoqué ci-après, les obligations de l’assureur dommages-ouvrage, aussi bien quant à la prise de position de principe sur la garantie (J+60) qu’au titre de l’offre d’indemnité (J+90), constituent bien des obligations de notification prescrites par la loi ou le règlement à peine de sanction ou de déchéance d’un droit.

Néanmoins, il est également possible de soutenir que l’article 4 a vocation à s’appliquer. Son objet n’est pas de reporter les échéances des obligations contractuelles, mais de paralyser temporairement les sanctions attachées à leur non-respect. Il vise notamment « les clauses prévoyant une déchéance, lorsqu’elles ont pour objet de sanctionner l’inexécution d’une obligation dans un délai déterminé ».

Comme nous le verrons, les obligations pour l’assureur d’une part de notifier sa position de principe dans un délai de 60 jours et d’autre part de présenter une offre d’indemnité dans un délai de 90 jours résultent bien de clauses contractuelles, même si celles-ci ne sont que la reproduction obligatoire de clauses-types, c’est-à-dire de dispositions réglementaires d’ordre public.

Dans cette hypothèse, en supposant donc applicable l’article 4, les règles suivantes s’appliqueront :

« Si le débiteur n’a pas exécuté son obligation, la date à laquelle (…) ces clauses produisent leurs effets est reportée d’une durée, calculée après la fin de cette période (période juridiquement protégée comprise entre le 12 mars et le 23 juin 2020), égale au temps écoulé entre, d’une part, le 12 mars 2020 ou, si elle est plus tardive, la date à laquelle l’obligation est née et, d’autre part, la date à laquelle elle aurait dû être exécutée.

La date à laquelle (…) ces clauses prennent effet, lorsqu’elles ont pour objet de sanctionner l’inexécution d’une obligation, autre que de sommes d’argent, dans un délai déterminé expirant après la période définie au I de l’article 1er (période juridiquement protégée comprise entre le 12 mars et le 23 juin 2020), est reportée d’une durée égale au temps écoulé entre, d’une part, le 12 mars 2020 ou, si elle est plus tardive, la date à laquelle l’obligation est née et, d’autre part, la fin de cette période ».

Il est impossible d’affirmer que l’une ou l’autre série de dispositions serait systématiquement plus favorable à l’assureur ou, à l’inverse, protectrice de l’assuré. La comparaison doit se faire au cas par cas. Les deux mécanismes de prorogation des délais définis par les textes sont en effet conçus de façon et selon des logiques totalement différentes.

Avec l’article 2, comme le souligne le rapport au Président de la République, il n’est question ni de suspension ni d’interruption de délai, il s’agit seulement de « considérer comme n’étant pas tardif l’acte réalisé dans le délai supplémentaire imparti » (8). Le résultat est en quelque sorte binaire :

  • si un délai échoit pendant la période juridiquement protégée, la personne tenue d’effectuer la notification, en l’occurrence l’assureur dommages-ouvrage, dispose automatiquement d’un délai supplémentaire pour s’exécuter à la fin de la période juridiquement protégée ; ce délai est égal à celui dont l’assureur bénéficiait initialement dans la limite de deux mois. Concrètement, l’assureur pourra donc notifier sa position sur le principe de la garantie jusqu’au 22 août 2020 inclus, soit très exactement 60 jours après la fin de la période juridiquement protégée. Quant à l’offre d’indemnité, le délai théorique de 90 jours se trouve réduit à deux mois, toujours à compter de la fin de la période juridiquement protégée fixée le 23 juin, soit jusqu’au 23 août inclus.
  • au contraire, si la date d’échéance du délai est postérieure à la fin de la période juridiquement protégée, c’est-à-dire si elle se situe le 24 juin 2020 ou après, le délai n’est pas affecté par les dispositions de l’article 2 et l’assureur reste tenu dans les mêmes conditions qu’en période normale.
    Ainsi, pour les déclarations de sinistres reçues le 25 avril, le J+60 devra être respecté et la position de principe notifiée avant le 24 juin. Ainsi et de la même façon, en ce qui concerne les déclarations de sinistres reçues à partir du 26 mars, l’offre d’indemnité devra être présentée dans les 90 jours qui suivent la réception de la déclaration, puisque le calcul normal du J+90 conduit à une date qui se situe le 24 juin ou après (9).

Le mécanisme retenu par l’article 4, même si la formulation du texte est franchement rébarbative (10), est en définitive plus cohérent et aboutit à un résultat plus équitable. Pour utiliser le langage des fonctions mathématiques, la courbe est ici continue.

La logique est en effet de neutraliser la partie du délai contractuel impactée par la période juridiquement protégée, autrement dit de suspendre le cours du délai pendant ladite période. Le débiteur se voit autorisé à s’exécuter, après la fin de la période juridiquement protégée et pendant le temps qui restait à courir au début de cette même période, sans encourir la sanction ou déchéance à laquelle il aurait été normalement exposé. Ainsi, pour les délais dont l’échéance théorique tombe quelques jours après le 12 mars 2020, l’assureur dispose du même nombre de jours à partir du 24 juin 2020 pour remplir son obligation, qu’il s’agisse de prendre position sur le principe de la garantie ou d’effectuer une offre d’indemnité.

Les mêmes principes valent à la fois :

  • pour les déclarations de sinistres reçues avant le 12 mars, lorsque l’échéance théorique de l’obligation de l’assureur se situe durant la période juridiquement protégée,
  • pour les déclarations reçues pendant cette même période lorsque l’échéance théorique se situe également avant le 23 juin à minuit
  • et enfin pour les déclarations reçues pendant la période lorsque l’échéance théorique est postérieure.

Un apport fondamental de l’ordonnance modificative du 15 avril 2020 a consisté, en effet, à ajouter un dispositif de report pour les clauses sanctionnant l’inexécution d’une obligation, autre que de sommes d’argent, dont l’échéance tombe à une date postérieure à la fin de la période juridiquement protégée.

Tel est le cas des obligations de l’assureur pour les déclarations reçues à compter du 25 avril au titre du J+60 et à compter du 26 mars au titre du J+90. En appliquant l’article 4, la date limite se trouve alors reportée au 22 août pour le délai de 60 jours et au 21 septembre pour celui de 90 jours.

En résumé, la mise en jeu des dispositions prévues respectivement par les articles 2 et 4 de l’ordonnance du 25 mars 2020 modifiée conduit à des résultats qui peuvent être sensiblement différents, comme l’illustrent, dans le cas du délai de 60 jours, les 3 exemples suivants :

Date de réception de la déclaration de sinistre J+60 théorique J+60 soumis à l’article 2 J+60 soumis à l’article 4
15 janvier 2020 15 mars 2020 22 août 2020 (a) 26 juin 2020 (b)
16 mars 2020 15 mai 2020 22 août 2020 (a) 22 août 2020 (c)
25 avril 2020 24 juin 2020 24 juin 2020 (d) 22 août 2020 (c)

 

(a) 60 jours après la fin de la période juridiquement protégée, à savoir le 23 juin à minuit. En application de l’article 2, la notification est réputée avoir été faite à temps si elle a été effectuée dans un délai qui ne peut excéder, à compter de la fin de la période juridiquement protégée, le délai initialement imparti de 60 jours.

(b) Le délai impacté par la période juridiquement protégée, en l’occurrence 3 jours, est reporté à la fin de cette période.

(c) A nouveau 60 jours après la fin de la période juridiquement protégée, à savoir le 23 juin à minuit En application de l’article 4, la date à laquelle la clause prend effet est reportée d’une durée égale au temps écoulé durant la période juridiquement protégée, en l’occurrence la totalité des 60 jours. 

(d) Dans ce cas, le délai théorique n’est pas affecté par les dispositions de l’article 2 puisqu’il échoit postérieurement à la fin de la période juridiquement protégée.
Une remarque mérite d’être formulée sur le point de départ du délai de 60 jours. Un arrêt du 18 février 2004(11) affirme que le délai de 60 jours « avait commencé à courir » le lendemain de la réception de la déclaration. Faut-il en déduire que le point de départ du délai se situe le lendemain de la réception du courrier de déclaration de sinistre (12) ? A notre sens, la solution ne remet pas en cause le point de départ du délai, c’est-à-dire le jour J, qui reste la date de réception de la déclaration, mais elle implique seulement que le lendemain de la date de la réception constitue le premier des 60 jours visés par l’article L.242-1 du code des assurances (J+1).

En reprenant les mêmes exemples en ce qui concerne le délai de 90 jours, on obtient là aussi des résultats très différents par application des articles 2 ou 4 de l’ordonnance :

Date de réception de la déclaration de sinistre J+90 théorique J+90 soumis à l’article 2 J+90 soumis à l’article 4
15 janvier 2020 14 avril 2020 23 août 2020 (a) 26 juillet 2020 (b)
16 mars 2020 14 juin 2020 23 août 2020 (a) 21 septembre 2020 (c)
25 avril 2020 24 juillet 2020 24 juillet 2020 (d) 21 septembre 2020 (c)


(a) Le délai initial de 90 jours est reporté à la fin de la période juridiquement protégée, mais dans la limite de deux mois.

(b) Le délai impacté par la période juridiquement protégée, en l’occurrence 33 jours, est reporté à la fin de cette période.

(c) Apport de l’ordonnance du 15 avril, la date est reportée d’une durée égale au temps écoulé entre la naissance de l’obligation et la fin de la période juridiquement protégée, ce qui revient à calculer 90 jours à compter du 23 juin à minuit.

(d) Dans ce cas, le délai théorique n’est pas affecté par les dispositions de l’article 2 puisqu’il échoit postérieurement à la fin de la période juridiquement protégée.

 

Comment appliquer les prorogations de délais dans le cadre de l’état d’urgence ?

Dans la pratique de la gestion des sinistres dommages-ouvrage, comme en doctrine(13), une question fort délicate se trouve aujourd’hui posée et donne lieu à l’expression d’opinions assez divergentes: quels sont les domaines respectifs des articles 2 et 4 de l’ordonnance et quelle prorogation du délai de 60 jours l’assureur peut-il invoquer pour notifier sa position de principe sur la garantie, obligation au cœur du dispositif d’indemnisation voulu par les textes et dont on sait qu’elle est sanctionnée, en cas de non-respect, par l’acquisition automatique de la garantie(14) ? L’abondance de la jurisprudence rendue par la Cour de cassation prouve, s’il en était besoin, toute l’importance du délai de 60 jours (15). Les mêmes incertitudes existent également à propos du délai de 90 jours, toujours à compter de la réception de la déclaration de sinistre réputée constituée, dans lequel doit être présentée l’offre d’indemnité.

Le débat soulève une interrogation de fond car il se focalise sur la nature contractuelle ou légale des obligations à la charge de l’assureur. Si l’on admet que ces obligations et leurs sanctions sont d’abord et avant tout imposées par la loi, en l’occurrence par l’article L. 242-1 du code des assurances, l’article 2 de l’ordonnance aurait seul vocation à s’appliquer ; si au contraire l’indemnisation des sinistres dommages-ouvrage est vue comme la mise en œuvre d’un contrat, fut-il fortement encadré par des textes d’ordre public, c’est au contraire l’article 4 qui devrait régir le report des délais dont peut se prévaloir l’assureur.

Autrement dit, le sujet relève-t-il de la « matière légale » ou de la « matière contractuelle » (16) ?

Une première piste de réflexion, fort intéressante, peut être suivie (17). Elle tend à souligner que nombre de contrats dommages-ouvrage sont souscrits par des personnes qui ne sont pas assujetties à l’obligation d’assurance, qu’il s’agisse de personnes de droit public ou de personnes de droit privé qualifiées de grands risques (18).

Faudrait-il alors distinguer les contrats dommages-ouvrage répondant à l’obligation d’assurance imposée par l’article L. 242-1 du code et ceux qui, au contraire, sont souscrits sur une base volontaire ? Dans le premier cas, les obligations à la charge de l’assureur pourraient être vues comme « prescrites par la loi ou par le règlement », donc soumises à l’article 2, alors que dans le second, leur nature contractuelle est évidemment beaucoup plus marquée, ce sont les parties qui ont entendu librement se soumettre au régime légal et aux clauses-types réglementaires et seul l’article 4 devrait s’appliquer.

Dans cet esprit, même si elle est rédigée avec beaucoup de réserve et de prudence, la circulaire de la Fédération Française de l’Assurance du 18 mai 2020 distingue la situation du régime légal stricto sensu et celle du régime contractuel (19).

Pourtant, à la réflexion, une telle distinction et l’application distributive de l’article 2 et de l’article 4 en fonction de l’assujettissement ou non du souscripteur à l’obligation d’assurance ne serait guère satisfaisante.

Elle irait tout d’abord à l’encontre de la jurisprudence selon laquelle, si les parties ont entendu mettre en place une assurance nommée « dommages-ouvrage » et que le contrat se réfère aux dispositions légales spécifiques à l’assurance obligatoire, les clauses-types doivent s’appliquer dans leur intégralité, alors même que le souscripteur n’est pas assujetti (20).

Nous sommes pour notre part convaincus que l’assurance dommages-ouvrage, qui emporte un statut légal et réglementaire, doit être vue comme une assurance « à contenu obligatoire » (21). La Cour de cassation a d’ailleurs affirmé, à l’occasion de l’entrée en vigueur de la loi du 31 décembre 1989, que la réforme portait sur « un statut légal d’ordre public soustrait à la volonté des parties », pour justifier qu’elle devait « s’appliquer immédiatement aux contrats d’assurance dommages-ouvrage antérieurement souscrits » (22).

En dehors du champ de l’assurance obligatoire, rien n’empêche bien entendu de garantir les dommages de nature décennale à travers une assurance facultative de chose qui comporte toutes les limitations ou exclusions autorisées par le droit commun des assurances, ce dont résulte une réduction des garanties qui auraient été acquises dans le cadre d’une dommages-ouvrage. Pour les ouvrages dits non soumis (article L. 231-1-1 du code des assurances), cela se pratique couramment avec en particulier l’exclusion, malheureusement trop usuelle dans ce type de contrats, des dommages rendant l’ouvrage impropre à sa destination sans porter atteinte à sa solidité (23). Mais dans ce cas, l’assurance mise en place n’est pas à proprement parler une dommages-ouvrage et la police ne doit laisser apparaitre aucune ambiguïté sur ce point.

En revanche, si un maître d’ouvrage bénéficiaire d’une exonération décide de souscrire une assurance dommages-ouvrage sur une base volontaire, il nous semble souhaitable que l’objet de la garantie délivrée et les engagements des parties soit ceux-là mêmes de l’assurance obligatoire, autrement dit que l’on évite de créer un régime à deux vitesses (24).

En second lieu et plus fondamentalement, que le contrat d’assurance ait été souscrit sur une base obligatoire ou facultative, le rôle joué par le contrat dans la naissance des obligations à la charge de l’assureur et de l’assuré reste, en tout état de cause, déterminant. A vrai dire, il nous semble même que le débat sur la nature contractuelle ou légale des obligations à la charge de l’assureur et sur les sanctions qui découlent de leur non-respect constitue en définitive un trompe-l’œil.

Dans tous les cas, en effet, même donc dans le cadre de l’assurance obligatoire imposée par l’article L. 242-1 du code des assurances, les obligations des parties, assuré et assureur, résultent de leur consentement et de la conclusion d’un accord contractuel. Certes l’expression de volonté est alors fortement contrainte, réduite pourrait-on dire à son minimum, par l’effet de textes qui non seulement rendent obligatoire la conclusion d’un contrat, mais encore définissent son contenu et les obligations réciproques qui vont en résulter. Il n’empêche qu’aucun engagement ne nait sur la tête de l’assuré, ni sur celle de l’assureur, sans que la personne concernée n’ait auparavant exprimé son acceptation de s’engager contractuellement.

Le contrat d’assurance reste donc à l’origine des engagements des parties, de même qu’il en fixe les contours, comme l’a rappelé la Cour de cassation précisément au sujet de la sanction encourue par l’assureur en cas de non-respect du délai de 60 jours : « la sanction de l’assureur dommages-ouvrage, qui l’oblige à garantir les désordres déclarés, est limitée à l’objet assuré par les stipulations contractuelles » (25).

Que le contrat soit souscrit par une personne assujettie ou non, il nous semblerait donc paradoxal que les obligations de notification à la charge de l’assureur dommages-ouvrage, au demeurant rappelées expressément dans la police, échappent aux dispositions de l’article 4 de l’ordonnance du 25 mars 2020.

Un argument supplémentaire en ce sens tient à la lettre même du texte qui vise toute « clause prévoyant une déchéance ». Certes l’étymologie du mot clause (26) et l’architecture de l’ordonnance (27) pourraient laisser à penser que les dispositions visées par l’article 4 ne sont pas celles qui se contentent de reproduire les clauses-types, mais n’est-ce pas là interpréter le texte au-delà de sa lettre et distinguer là où la loi ne distingue pas ?

Reste donc une question en suspens et il nous semble naturel, pour ne pas dire inévitable, de la soulever : si l’on admet que les délais impartis à l’assureur de dommages peuvent faire l’objet d’une prorogation en vertu de l’article 4 de l’ordonnance du 25 mars 2020 modifiée, faut-il nécessairement en déduire que l’article 2 de la même ordonnance doit-être écarté et que l’assureur se voit interdire de l’invoquer ? Autrement dit, les deux possibilités de prorogation sont-elles exclusives l’une de l’autre ?

Dans le sens de l’exclusivité, on notera que le rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance du 25 mars affirme, lorsqu’il présente les grandes lignes du texte : « La précision selon laquelle sont concernés par les dispositions de cet article (article 2) les actes « prescrits par la loi ou le règlement » exclut les actes prévus par des stipulations contractuelles ». Pour les rédacteurs, sans doute les deux domaines d’application des articles 2 et 4 étaient-ils distincts, voire en opposition.

Néanmoins, il serait à notre avis audacieux de tirer une conclusion définitive d’un texte qui, non seulement ne lie pas le juge chargé de l’interprétation de l’ordonnance, mais encore ne tranche pas exactement la question posée. En l’espèce, c’est-à-dire avec le mécanisme si particulier des clauses-types qui viennent s’intégrer dans un contrat de droit privé, les obligations à la charge de l’assureur ne prennent naissance, comme nous avons essayé de le montrer, qu’à l’occasion de la conclusion du contrat. Pour autant, l’obligation de notification à la charge de l’assureur, le délai pour l’exécuter et la sanction encourue en cas de non-respect (28) sont bien prescrits par les textes légaux et réglementaires.

Faut-il vraiment se résoudre à trancher le débat en faisant pencher la balance, arbitrairement, d’un côté exclusivement contractuel ou d’un côté exclusivement légal ?

Pour notre part, il nous semblerait plus satisfaisant de poser la question de l’application de l’ordonnance du 25 mars 2020 aux délais de l’assureur dommages-ouvrage en termes différents et, à vrai dire, nettement plus simples : que ce soit au titre de l’article 2 ou de l’article 4, les conditions d’application prévues par le texte sont-elles réunies ? Dans les deux cas, la réponse semble clairement positive, puisque nous sommes en présence à la fois d’obligations de notifications prescrites par la loi sous peine de sanctions (article 2) et de clauses prévoyant une déchéance en cas d’inexécution d’une obligation dans un délai déterminé (article 4). Aucun argument solide ne permet, à notre sens, d’exclure la mise en jeu de l’un ou l’autre des reports prévus par les articles 2 et 4 de l’ordonnance.

Quelle conclusion pourrait-on en tirer ? L’esprit de l’ordonnance du 25 mars 2020 est, rappelons-le, d’aménager les délais pour tenir compte des contraintes liées à l’état d’urgence, de permettre à celui qui doit accomplir un acte ou respecter une obligation de disposer d’un temps supplémentaire pour s’exécuter sans encourir pour autant de sanction. Il nous semble donc qu’une solution à la question posée pourrait consister en une application alternative, au choix de l’assureur qui est ici le débiteur, des articles 2 et 4 de l’ordonnance pour proroger les délais de 60 et de 90 jours.

Autrement dit, l’assureur dommages-ouvrage devrait pouvoir, à notre sens, s’appuyer sur l’une ou l’autre des possibilités de prorogations que lui offre l’ordonnance du 25 mars, en choisissant de faire jouer, dans le cas d’espèce, la disposition qui lui est la plus favorable.

 


Jean Roussel
Président Directeur Général du Groupe CEA


Source : https://www.dalloz-revues.fr/RDI-cover-90134.htm
Le PDF de l’article à télécharger : RDI7-8-2020-09


Application Covid



(1) Pour une présentation complète du droit positif avant l’entrée en vigueur de l’état d’urgence sanitaire, P. Dessuet « La gestion du temps en matière de police dommages-ouvrage, synthèse de 40 ans de jurisprudence sur l’application des délais en police dommages-ouvrage », RGDA 2020, 117b9.
(2) Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19.
(3) Ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020. Des précisions sont apportées dans le rapport au Président de la République et dans la circulaire d’application en date du 26 mars.
(4) Loi n°68-696 du 31 juillet 1968 relative aux forclusions encourues du fait des évènements de mai et juin 1968 et prorogeant divers délais.
(5) Ordonnance n°2020-427 du 15 avril. Circulaire de présentation en date du 17 avril.
(6) Ordonnance n°2020-560 du 13 mai 2020 fixant les délais applicables à diverses procédures pendant la période d’urgence sanitaire.
(7) Initialement tributaire de la fin de l’état d’urgence, la période juridiquement protégée est donc fixée, à l’heure où est rédigé cet article, du 12 mars au 23 juin 2020.
(8) Rapport au Président de la République relatif à l’ordonnance n°2020-306 du 25 mars 2020.
(9) A ce dernier égard, on notera d’ailleurs une incohérence : en supposant applicable le seul article 2 de l’ordonnance, l’assureur dommages-ouvrage pourrait en théorie disposer dans certains cas d’un délai plus long pour prendre position sur le principe de la garantie que pour faire une offre d’indemnisation ! Il suffit pour cela que le J+60 tombe pendant la période juridiquement protégée et le J+90 après.
(10) Comme l’a noté un auteur (J. Kullmann, RGDA mai 2020, p. 6) : « la lecture des textes est nature à provoquer d’intenses céphalées » !
(11) Civ 3, 18 février 2004, n°02-17.976, RDI 2004, p. 151, obs. G. Leguay ; Gaz. Pal. 25 mars 2004, note P. Dessuet.
(12) P. Dessuet, article précité, RGDA janvier 2020, p. 10.
(13) Voir en particulier, sur l’application de l’ordonnance en droit des assurances en général, J. Kullmann, « Ordonnance du 25 mars 2020 et assurance : le dédale des délais », RGDA mai 2020, 117k9 ; et sur son application en dommages-ouvrage, P. Dessuet « La portée de l’ordonnance du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d’urgence sanitaire à propos du délai imparti à l’assureur dommages-ouvrage pour prendre position sur les garanties », RGDA 2020, 117j1.
(14) Article A.243-1, annexe II, clauses-types applicables aux contrats d’assurance de dommages-ouvrage.
(15) Voir par exemple, L. Karila et C. Charbonneau, « Droit de la construction, responsabilité et assurances », LexisNexis, 3è éd. n°1150 et s. et l’abondante jurisprudence citée.
(16) J. Kullmann, art préc., p.9.
(17) P. Dessuet, art préc., p.7.
(18) L’étendue exacte des exonérations est fixée par les articles L. 242-1 alinéa 3 et L. 243-1 du code des assurances.
(19) Circulaire n°32/2020 du 18 mai
(20) CE, 7ème et 2ème ch. réunies, 26 mars 2018, n405109, RGDA mai 2018, n°115r6, note J.-P. Karila ; RDI 2018, p. 461, obs. J. Roussel.
(21) Civ. 1, 29 février 2000, n°97-19680, RDI 2000, p. 212, obs. G.Durry ; RGDA 2000, p. 133, note J.-P. Karila.
(22) Sur cette exclusion, dont on peut par ailleurs se demander si elle répond aux exigences de l’article L. 113-1 du code des assurances, Civ. 3, 4 février 2016, n°14-29790, RDI 2016, obs. J. Roussel ; Civ. 3, 21 novembre 2019, n°18-21931.
(23) A ce sujet, voir L. Karila et C. Charbonneau (Droit de la construction : responsabilités et assurances, LexisNexis, 3è éd. n°1009) qui estiment que les sanctions en cas de dépassement des délais ne pourraient pas être invoquées par l’assuré, « sauf à ce que soient reproduites aux conditions générales du contrat d’assurance les dispositions légales et clauses-types ». En pratique, le plus souvent, les contrats dommages-ouvrage souscrits par des personnes dispensées de l’obligation reprennent l’intégralité des clauses-types.
(24) Civ. 3, 30 juin 2016, n°14-25.150, RDI 2016, p. 486, obs. J. Roussel ; F.-X. Ajaccio, Gaz. Pal., n°41, p. 75 ; M.-L. Pagès de Varenne, Const. et Urb., n°9, p. 31.
(25) Disposition particulière d’un acte, très généralement d’un contrat, cf le vocabulaire juridique de l’association H. Capitant.
(26) Opposition entre les articles 2 et 4 voir ci-après.
(27) Ce sont les trois éléments à prendre en compte pour définir le domaine d’application de l’article 2, J. Kullmann, art précité, p.8.
(28) Ce sont les trois éléments à prendre en compte pour définir le domaine d’application de l’article 2, J. Kullmann, art précité, p.8.